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" La censure, quelle qu'elle soit,
me paraît une monstruosité, une chose pire que l'homicide. La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain."
Gustave Flaubert (Correspondance)
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Histoire presque banale, semée de désertions, d'embûches, de chocs, étourdissants ou silencieux : un inventaire posthume où tente de se repérer l'enchevêtrement et la prise en bloc des affects du fait d'une disparition (ou d'un effacement) phénomène que l'on nommera " essaim d'affects ".
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Pour faciliter ce repérage, la présentation clinique qui va suivre s'appuiera sur les éprouvés, réactions et réponses du psychanalyste, à la fois objet et sujet d'un " transfert en retour ".
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C'est, en effet, à partir de ces retours de transfert, et avec l'aide d'autres analystes
(2) , qu'ont pu se préciser et s'élaborer les surgissements d'affects chez l'analyste, pour - dans un temps second - aider le patient dont il va être question à sentir se qui s'est inscrit en lui au cours de son histoire, à d'abord se l'imaginer non pas vrai mais comme possible, pour parvenir enfin à le symboliser. Ainsi, vivre : de soi, en soi et pour soi, ouvert à l'autre et à l'environnement, sans inhibition ou censure; vivre ses propres affects, et non plus s'éteindre à porter ceux que d'autres lui ont imposés, enfant. Bref, passer des processus magiques et fantasmatiques de l'incorporation des figures tutélaires à l'introjection de ses propres pulsions et affects à leur égard et envers le monde
(3).
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La censure est au cœur de cette histoire. Les censures répétées. Celles infligées à cet homme qui vient me voir, celles qu'il s'inflige à lui-même, celles que j'ai pu - insciemment - lui opposer, celles qui se sont imposées à moi…
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Une solitude : la sienne, la mienne. Que vient-elle faire aussi imposante dans la cure ? Que vient-elle dire ? Pourquoi, tour à tour, cette solitude (me) glace, pèse, (m') effraie, agace, attriste?
(4)
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Il y a aussi les états, les doutes, les questions qui me travaillent
(5) :
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l'exclusion, le rejet (ne plus voir cet homme, en être débarrassé),
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une certaine forme d'attraction pourtant (le consoler, l'aider),
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des velléités de maternage, par à coups (le soigner, comme on soigne ou nourrit un bébé),
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des mouvements d'irritation contre son pessimisme, son apathie, sa " complaisance " envers son malheur, comme si cette jouissance, sa jouissance de son " mal ", était pour moi dégoûtante, obscène…
J'aurais dû appeler cette présentation : "vagabondages"
(6) . Il ne s'agit pas seulement du nomadisme : je me sens nomade dans toutes les cures, je m'y promène, je m'y attarde, j'en suis délogé, j'y suis ballotté ou secoué, il faut sans cesse repartir. Dans cette cure, c'est un va et vient chaotique, comme les tribulations d'un SDF, jamais d'abri, pas d'endroit vraiment tranquille pour se poser ou se reposer. Alors, entre deux séances, je vais moi aussi faire des allers retours avec des textes, pour, de temps en temps, essayer d'y voir un peu plus clair, en attendant la réapparition des silences, des râles, des plaintes et des fantômes.
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S. Freud, " Deuil et mélancolie " :
(7)
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" La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l'intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d'aimer, l'inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d'estime de soi […] "
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Cet homme a 30 ans lorsqu'il vient pour la première fois. Il est sous anti-dépresseurs depuis un an environ, depuis qu'il a été quitté par sa compagne. Il dit qu'il boit beaucoup, se soûle très souvent, fume du shit tous les soirs et deux paquets de cigarettes par jour. Il dit qu'il aimerait bien arrêter tout cela. Il est au chômage et n'a pas eu d'emploi fixe depuis plus de deux ans. Il est très amorphe, apathique, terne, tout en bloc, le regard constamment fuyant. Je le trouve très inquiétant. Pendant les premières semaines, je suis pris d'une peur violente à la suite des premières séances, dès qu'il a franchi le seuil. Je suis phobique, je le sais, pourtant cette peur-là je ne la connaissais pas, avant. Peur qu'il m'étrangle, qu'il revienne sur ses pas pour me tuer, ou qu'il me casse la tête contre les murs du cabinet ; plus tard, lorsque une peur un peu similaire réapparaîtra, ce sera qu'il casse tout, les meubles, les objets pendant la séance. Une fois, même, n'y tenant plus, je lui ai lancé assez vivement : " qu'est-ce que vous voulez casser là ? ". D'une interprétation qui ne peut pas se faire : règne de l'indicible, dans lequel s'englue aussi, parfois, l'analyste…
Cet homme se dévalorise, il est toujours sombre
(8), même dans son accoutrement : " j'ai des idées noires " dit-il.
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S. Freud, " Deuil et mélancolie "
: (9)
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" Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie c'est le moi lui-même. Le malade nous dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et moralement condamnable : il se fait des reproches, s'injurie et s'attend à être jeté dehors et puni. "
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Le patient n'associe pas librement
(10), il répète - comme seul passeport pour toute relation - les moments clés de sa vie :
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à 5 ans, il perd, sous ses yeux, son frère cadet par accident, renversé et écrasé par une voiture en sortant d'un taxi, il a lâché la main de son petit frère, l'enfant de 3 ans a couru sur la chaussée, le chauffeur était ivre ; le père du patient présent au moment du drame ne dira rien à son fils survivant (aucune parole ne sera jamais échangée à ce sujet ; 1ère censure) ;
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les parents se battent souvent ; surtout le père, violent avec la mère ; enfant, le patient assiste à une scène dans laquelle son père attache sa mère à une chaise et la frappe (les voisins font intervenir la police)
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il dit que sa mère était " très dépressive "
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S. Ferenczi, " Confusion de langue entre les adultes et l'enfant " :
(11)
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" Les enfants sont obligés d'aplanir toutes sortes de conflits familiaux, et portent, sur leurs frêles épaules, le fardeau de tous les autres membres de la famille. […]
Une mère qui se plaint continuellement de ses souffrances peut transformer son enfant en aide soignante, c'est-à-dire en faire un véritable substitut maternel, sans tenir compte des intérêts propres de l'enfant. "
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à 10 ans, ses parents divorcent, la mère alcoolique, encore plus dépressive, endettée, est poursuivie par les huissiers ; elle est sujette à de fortes et très fréquentes crises de larmes ; elle est souvent malade et travaille peu (par intermittence)
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lorsque le patient a 12 ans, sa mère se suicide
(12), elle a 30 ans, c'est lui qui la découvre morte dans sa chambre (à elle), ne sachant comment faire, il appelle une des amies de sa mère ; il n'assiste pas à l'enterrement ; son père lui interdira plus tard de parler de cet événement (2ème censure) ; il apprendra 24 ans plus tard, par sa sœur (d'1 an de moins que lui) que sa mère était atteinte alors d'un cancer du rein (3ème censure)
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de 13 à 18 ans, il quitte Paris, il est mis en pension par son père, dans un internat des Cévennes (4ème censure/rejet) ; c'est là qu'il commence à boire et à fumer, du tabac et du shit, à avoir ses premières crises de violence
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à 18 ans il passe un an, chez un ami, reçu et hébergé par les parents de cet ami, à Bordeaux
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de retour à Paris, de nouveau chassé de chez son père (5ème censure), il commence une vie de bohème, qui lui plaît, passe de petit boulot en petit boulot, commet des actes de petite délinquance
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aujourd'hui, il cherche à avoir " une vie normale " ( ?) : un travail, de l'argent pour pouvoir plaire aux femmes, être avec une femme, " avoir une femme ", car il souffre énormément de la solitude : c'est le soir et le week-end, lorsqu'il se sent trop seul qu'il se met à boire pour oublier ? Pour s'oublier ? ou au contraire se retrouver, reprendre fugacement contact avec lui-même.
(13)
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il apprend, environ sept mois après le début de la cure, que son " père " n'est pas son vrai père : son géniteur était un étudiant (peut-être suédois) avec lequel sa mère a vécu une très brève aventure
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son " père adoptif " le dénigre sans cesse et dévalorise tout ce qu'il fait depuis des années, lui reprochant de " ressembler à sa mère "
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le patient a peur de la déchéance, il craint de devenir clochard
(14)
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il ne se souvient d'aucun rêve ; il n'a aucun souvenir personnel de son enfance
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depuis les toutes premières séances, il parle de suicide, de poussées suicidaires très violentes ; il va vraiment mal au début, je le sens tellement à la fois fragile et pris dans quelque chose de compact, d'irreprésentable, que je crains pendant plusieurs mois qu'il exécute ses menaces et mette fin à ses jours ; il m'appelle souvent la nuit, à toute heure, pour éviter de commettre l'irréparable.
Un jour, lors d'une séance particulièrement difficile, je lui dis que chaque être humain a le droit de choisir de vivre ou de mourir, que l'on peut aussi préférer se donner la mort. Après un long silence, je lui affirme qu'il me semble, pourtant, à l'entendre, qu'il a le désir de vivre, de vivre vraiment pour lui-même et d'en finir avec le malheur.
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H. Searles, " Séparation et perte " :
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" L'amnésie du patient a naturellement pour fonction de le défendre inconsciemment contre toutes sortes d'affects à tonalité négative - culpabilité, peur, tristesse, chagrin, etc. Elle le préserve des sentiments meurtriers. […] L'amnésie sert parfois de défense contre le suicide, en même temps qu'elle en est une forme symbolique. "
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La peur qui m'emprisonnait, s'étant estompée, je prends peu à peu conscience de l'ambivalence de mon transfert en retour: je suis mu à la fois par un fort agacement et par un désir de l'aider. Aider nuit à l'analyse, c'est à ce moment-là, grâce à ce patient, que je l'ai vraiment appris.
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Quelques années, au rythme de deux à trois séances par semaine, permettent de dénouer les pulsions de meurtre, de les détacher de son moi pour qu'elles puissent s'orienter, verbalement - parfois de façon très violente - vers l'extérieur : envers ses collègues, ses patrons, éventuellement son analyste, mais principalement à l'encontre du " père postiche " ou " pseudo-père ".
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Dès que la menace de suicide s'éloigne, le patient manque une séance de temps en temps, appelant au moment même de la séance pour se décommander. Puis, il ne vient plus, pendant plusieurs semaines. Au bout d'un certain temps, je l'appelle : " justement, me dit-il, j'avais prévu de vous rappeler pour venir vous voir… "
Au bout de quelques semaines encore, il décide d'arrêter - du jour au lendemain - de prendre des antidépresseurs.
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Commence alors une phase très ingrate, pour lui comme pour moi : il ne va pas bien du tout, mais paradoxalement il est plus tonique ; il me critique souvent, remet en cause mes capacités, dénigre la psychanalyse, sa cure, sa vie, ses collègues (il vient de trouver un travail pour quelques mois), son " faux père ", sa belle-mère, le fiancé de sa sœur, les gens dans le métro… et surtout il se dévalorise continuellement.
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S. Freud, " Deuil et mélancolie " :
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" Il serait scientifiquement aussi bien que thérapeutiquement infructueux de contredire le malade qui porte de telles plaintes contre son moi. Il doit bien avoir, en quelque façon, raison et décrire quelque chose qui est tel qu'il lui paraît. […] c'est la conséquence de ce travail intérieur, inconnu de nous, comparable au deuil, qui consume son moi. "
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Suit une étape où il sera beaucoup question de sa dureté envers les autres et surtout envers lui-même.
Il a du mal à vieillir, se sent nul, moche, trop gros, pas du tout désirable. Il se sent trop seul. Il est incapable de faire le premier pas pour aborder une femme. Il attend " que les femmes viennent à lui." Même en ce qui concerne ces deux amis, hommes, il attend toujours d'eux qu'ils fassent le premier pas.
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J. McDougall, " En quête d'un nouveau paradigme " :
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" Tous les enfants qui ont subi des traumatismes de choc ou qui ont vécu dans une ambiance traumatisante continue, que ceux-ci soient liés aux événements extérieurs ou à la pathologie de ceux qui les ont élevés, cherchent désespérément un sens à ce qui paraît inacceptable ou insensé afin de préserver leur droit à exister et à rendre significative leur image d'eux-même et de leur vie personnelle. […] L'analyste, dont le but n'est pas de 'socialiser' ou de 'normaliser' son analysant, s'efforcera de respecter autant que possible l'équilibre symptomatique précaire que l'enfant en détresse avait autrefois construit. "
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Arrive Noël. Il est angoissé à l'idée d'être tout seul le 25 décembre. Il en parle beaucoup les dernières séances qui précèdent cette " fête ". Le jour de Noël, sortant ponctuellement volontairement du cadre, je l'appelle, nous parlons de tout et de rien, un moment, au téléphone.
Son anniversaire est quelques jours plus tard. De la même façon, ce jour-là, je lui téléphone brièvement pour le lui souhaiter.
La séance suivante, il dira en arrivant qu'il va beaucoup mieux
(18).
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Au printemps, suite à une amélioration durable de son état, il évoque le fait d'arrêter son analyse. Il n'arrête pas pour autant. Une rechute due à un déjeuner avec son " père " et sa sœur, le fait (finalement) parler d'un herpès génital, très handicapant (castration ?, représaille en retour sur soi de la culpabilité ?), qu'il a attrapé il y a dix ans, " en trompant " sa copine de l'époque avec une suédoise(!). Herpès qui réapparaît dès qu'il est " stressé ". Il ne se soigne plus. Il ajoute : " c'est incurable "…
De nombreuses séances tournent , de près ou de loin, autour de cet herpès (es père, espère ?). Puis il n'en parle plus (il n'en sera plus question après : pas de réapparition du symptôme qui a probablement pu se déplacer). Il est alors question de sa sexualité et des femmes. Il se fait une nouvelle copine, dont il " espère " qu'elle deviendra sa compagne. Son " plan " foire, mais il va mieux…
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Voici, à l'époque, les avancées, au regard, non pas tant de sa demande que de ses souhaits :
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il n'a pas repris d'anti-dépresseurs malgré les nombreuses rechutes
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il ne boit plus d'alcool lorsqu'il est seul et parvient à ne pas trop " boire " quand il est avec d'autres
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il dit qu'il " fume toujours un peu de shit, mais beaucoup moins "
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il a repris le sport (natation, vélo - ses sports préférés- la natation a sur lui un effet re-narcissisant important)
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il a trouvé un travail fixe et ne se " plaint " plus de ses collègues
D'un point de vue un peu plus technique :
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sa parole est plus fluide, plus légère
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il commence à associer librement
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il se souvient parfois qu'il a rêvé, mais il ne se souvient pas de quoi
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il est encore (sauf exception) coupé de sa mémoire infantile
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l'humour n'est pas encore non plus au rendez-vous
Les mois passent, un soir, presque en fin de séance, il raconte
(19) une bribe de rêve (le premier). Il est dans un appartement, de l'eau s'infiltre de tous côtés par le plafond
(20) . Il lui est difficile d'associer. Rien ne vient, sauf qu'il croit (il n'est pas sûr que ce soit dans son rêve) qu'il demande à quelqu'un (il ne sait pas à qui) comment il va pouvoir en sortir, s'en sortir. Première demande que le sujet peut enfin oser énoncer pour soi-même ? Quand il a raconté son bout de rêve, j'ai (re)vu le garçon de 12 ans entrer dans la chambre de sa mère et la trouver morte, sur le lit. La séance passe un peu, … quelque chose se calme, s'apaise en moi, je perçois alors comme un sentiment d'affection à son égard, un autre sentiment me traverse rapidement, celui de l'avoir " trouvé ", lui, puis je lui demande de me raconter encore une fois le moment où il a trouvé sa mère, où il a découvert sa mère, morte. Jusqu'alors il ne voulait jamais parler d'elle, se censurait, me censurait fermement si j'insistais un peu. Il me raconte ce souvenir, je lui demande quelques détails. Il arrive à répondre. Un autre souvenir peu à peu fait surface : il se rappelle le jour suivant la mort de sa mère, au collège, collège qu'il quitte ce soir-là. Puis, il m'apprend qu'un oncle de sa mère s'est pendu, quand elle était enfant. Il n'en sait pas plus - pour l'instant…
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Il parlera de la famille de sa mère. S'ensuivront des désincorporations et désencryptages de fantômes transgénérationnels : long et douloureux travail d'accès aux deuils, avec accès d'agressivité contre l'analyste. Sonne lentement le glas de sa mélancolie.
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S'atténue alors sa fixation sur la recherche et les retrouvailles avec son " vrai père " : un homme, géniteur malgré lui, qui laisse tomber la femme avec laquelle il s'est accouplé, et l'enfant qu'elle porte, est-il vraiment un père ?
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L'humour fait son apparition et semble pouvoir être cultivé tranquillement par le patient, qui apprécie de se découvrir cette nouvelle capacité…
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J. McDougall, " La quête de solutions" :
(21)
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" Lorsque l'amour n'est plus équivalent de castration, de destruction, de mort, quand les parents sont enfin reconnus dans leur individualité séparée, leur identité sexuelle différente et leur complémentarité génitale, la version transformée de la scène primitive internalisée devient un acquis psychique qui donne à l'enfant-adulte le droit de posséder son corps, sa sexualité, sa place dans la constellation familiale. "
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De longs mois plus tard, il rencontre une femme. Ils se plaisent, se mettent en ménage. Plus de trace de dépression, malgré de nombreuses craintes d'abandon, au début. Puis un jour, souriant, il m'annonce qu'il souhaite arrêter son analyse. Je le félicite pour le " travail " (quel accouchement !) qu'il a réalisé courageusement. Je lui laisse entendre que, s'il a de nouveau un passage dépressif, il pourra toujours venir me parler, même pour quelques séances. Depuis, pas de nouvelles : je suppose qu'il continue à " aller bien ".
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En résumé, à partir de ce parcours, je tente de repérer de mon côté quelques traces de ce qui m'a traversé ou préoccupé :
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il y a eu tout d'abord la forte crainte qu'il se suicide
-
puis la " peur assassine ", plus qu'une vraie peur d'être " assassiné "
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aussi, ses fortes pulsions de meurtres, orientées vers d'autres que lui ou que moi
-
de longs moments d'impuissance et de vide (pas de pensée, pas d'affects, pas de pulsion, pas de mots)
-
une solitude très silencieuse, sans nom (solitude dans laquelle j'avais l'impression d'être pour moi-même un inconnu)
-
il a fallu accepter de laisser faire le temps pour que l'histoire de cet homme puisse peu à peu s'inscrire en moi, jusque dans mon corps, et devienne élaborable dans les aléas surprenants d'un transfert toujours énigmatique, souvent massif, souvent violent, parfois absent, parfois même désespéré …
(22)
Pour conclure, il me semble que la censure affective (donc sexuelle et représentative) a pu être levée, avec la réapparition du mouvement souple et fluide des affects (comme s'il y avait enfin un " courant d'affects ", une activité affective souple, faite de transports et de transformations, par opposition à un essaim d'affects, une affectivité gelée). Freud ne proposait-il pas Eros comme antidote de Thanatos ?
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On pourra donc, à ce stade, faire les hypothèses suivantes :
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l'essaim d'affects se construit ex-centré, dé-localisé, du fait d'une reine morte, d'une royauté éteinte, d'un royaume disparu (paradis de l'enfance ?) : figure tutélaire qui fait défaut (maladie, dépression, séparation, mort) et tout ce qu'elle représentait de vital pour l'économie affective et relationnelle de l'enfant ;
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-
le phénomène métapsychologique de prise en bloc des affects se fait sur le mode magique de l'incorporation, dont il est un précurseur,
sans avoir nécessairement pour conséquence l'incorporation de l'objet aimé, cette incorporation peut concerner celle d'un objet interne ou d'un incorporat de la personne aimée-perdue ;
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-
l'essaim d'affects peut aussi se constituer comme enrobage et camouflage d'une crypte, enclave ou inclusion, pour garder secrète la cachette où se logent les fantômes transgénérationnels ;
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-
la mise en mouvement des émotions qui annonce la fluidité et la mobilité du courant d'affects est un préalable à la mise en œuvre des processus d'introjection.
Enfin, il me semble possible de distinguer différentes formes d'utilisation économique et dynamique de " l'essaim d'affects " (de la plus profonde à la plus superficielle) :
-
l'essaimage des affects a une vocation identitaire (tenant lieu d'identité) : comme lors de l'invention de l'autre-même ou autre-soi
(23); comme aussi, autrement, dans le délire schizophrénique (être la mère au lieu de la mère) du jeune gérant de motel qu'incarne Anthony Perkins, dans Psychose d'Alfred Hichtcock ; tel enfin le délire paranoïaque du Président Schreber, suite au nouage des affects autour de l'emblème de la position féminine (femelle) " soumise "
(24) au père-Dieu
(25).
-
l'essaim a une vocation constituante, remplissante : il se transpose, se " transfère ", dans sa totalité vitale, se fixe sur un objet d'élection pour ne pas cesser de combler un vide ; l'objet pouvant être l'autre (une personne dans les relations sexuelles ou affectives addictives), une chose (fétichisme), ou une substance (toxicodépendance, boulimie).
-
l'essaim a une vocation organisatrice : c'est le cas dans la mélancolie, les maladies du deuil, la dépression chronique, certaines personnalités sado-masochiques …
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l'essaim a une fonction compensatrice : stable et relativement efficace pour les personnalités narcissiques, instable et faisant parfois défaut aux personnalités dites " limites " ;
-
l'essaim d'affects peut présenter une fonction relationnelle : comme masque, il permet un déplacement protecteur (défense), l'évitement dans la névrose de contrainte, la précaution dans l'hystérophobie, la conversion dans l'hystérie.
Hypothèses qui ont pu, récemment, éclairer ma pratique, et que la clinique devra confirmer, enrichir ou faire évoluer, selon les particularités de chaque analyse, de chaque histoire et la singularité de chaque analysant(e)…
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Saverio Tomasella (décembre 2001)
Notes :
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1 - Ce texte a été rédigé à partir d'une présentation clinique faite à la Fédération des Ateliers de Psychanalyse en mars 2000.
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2 - Jacqueline Sorbier, Philippe Sieca, Denis Rossi, plus particulièrement, que je remercie.
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3 - Cf. les définitions métapsychologiques que Maria Torok et Nicolas Abraham, puis Nicholas Rand, donnent de ces termes.
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4 - Le psychanalyste est mis à l'épreuve d'un réel encore en défaut de symbolique : l'analysant cherche à prouver, en la faisant éprouver à l'autre, la solitude qui l'enferme.
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5 - Denis Rossi propose la lecture suivante du début de l'analyse : " Cette cure est entamée par le patient selon deux modes. Primo, la mise à l'épreuve. Il s'agit de faire éprouver à l'analyste la solitude glacée du pur abandon. Faire éprouver est le mode de lien auquel s'essaye celui qui abandonné à sa grande solitude a vu son moi s'effondrer. Secundo, le patient semble mettre l'analyste à la place de l'objet transitionnel. On pense au questionnement de Winnicott sur 'la première possession non-moi'. Dans les premières années de ce parcours, l'analyste est tel un objet-moi informe. Puis, une sorte d'objet tansitionnel que le patient peut supporter, car il se différencie assez peu, tant que c'est nécessaire, de son propre moi effondré, qui est un vide structuré de l'extérieur par l'essaim d'affects. Dans cette position, l'analyste est, lui-même, au bord de l'effondrement, pris dans l'essaim."
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6 - Denis Rossi suggère même : " vagabandonnages ".
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7 - Sigmund Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1968, folio essais, p. 146-147
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8 - Les mouvements énergétiques sont centripètes. Tout converge vers la crypte, le tombeau, la " cave " pour reprendre une expression de Solange
Nobecourt-Garnier.
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9 - In Métapsychologie, opus cit., p 150.
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10 - Denis Rossi précise : " Le moi est comme mort. Les énergie sont nouées. Il n'y a ni transport, ni transformation. " (L'énergie, les affects, les représentations sont pris en bloc : figés, " gelés "…)
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11 - Sandor Ferenczi, Psychanalyse IV, Payot, 1982, p. 125-135
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12 - La grand-mère maternelle perd son frère, alcoolique, qui se suicide en se pendant ; la mère perd son enfant, elle se suicide peu après, " abandonnant " ses deux enfants vivants, s'abandonnant elle-même. C'est une lignée dans laquelle le deuil (des mères, en tout cas) semble ne pas pouvoir se réaliser.
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13 - Cette hypothèse a été proposée par Radmila Zygouris, Denis Rossi la confirme ainsi : " S'oublier non, retrouver son cœur l'aimant en lui ". Retrouver en soi le cœur aimant …
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14 - Cf. les trois " a " de Lucien Mélèse : amnésie, anesthésie, aboulie. (Je ne me souviens de rien. Je ne ressens rien. Je n'ai envie de rien.)
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15 - Harold Searles, Mon expérience des états-limites, Gallimard, 1994, p. 202
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16 - In Métapsychologie, idem, p 150-151.
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17 - Joyce McDougall, Eros aux mille et un visages, Gallimard, 1996, p 296-297.
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18 - L'analyste change de place. Il ne se confond plus avec l'objet transitionnel et peut devenir autonome pour le patient. Le transfert change d'orientation. Le patient va s'autoriser peu à peu à conquérir son autonomie.
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19 - " L'innommé suit le trauma comme son ombre ". Cf. Denis Rossi, " Etude sur le Trauma ", Epistolettre, FAP, 2001.
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20 - " L'à part te ment. L'eau s'infiltre de tous côtés. Le bloc à part dégèle. Le patient touche un instant le vide de l'objet-mère obscur. Cela lui est possible, car dans le même temps il découvre la qualité du lien à l'analyste, sa façon d'être là. L'analyste a dû aller dans la caverne. Il a fait pour le patient la traversée impossible. Il a vu pour lui. Il a affronté le regard originaire, le regard de la mère qui n'a plus de raison d'espérer. Secret de la division : à part, censure inaugurale. Le trauma se délie et surgit un profond sentiment d'amour " commente Denis Rossi. L'émotion surgit. La crypte s'ouvre enfin.
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21 - In Eros aux mille et un visages, opus cit., p 22.
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22 - " Sur un certain nombre de questions, le trauma, le trauma insu dans la généalogie, […] l'épilepsie et sûrement d'autres encore, le lieu de l'élaboration de la fiction pour le patient passe par la cure et par le corps du psychanalyste. " Denis Rossi, " Etude sur le trauma ", opus cit., 2001.
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23 - Cf. " L'homéo-érotisme et quête affective du même ", S. Tomasella, Le Coq-Héron, mars 2001.
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24 - Soumise dans le délire, évidemment : il ne saurait y avoir aucun lien de cause à effet (autre que pathologique) entre le féminin et la soumission, contrairement à ce que prétendent encore certains psychanalystes, remâchant un mauvais (et faux) " freudisme " rétrograde.
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25 - Paire d'yeux : le paranoïaque ne se sent-il pas toujours épié ?
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