.
L'estime de soi : un préalable à la transformation ?
De nombreux livres ont été publiés récemment, suivis d’articles et dossiers dans la presse, sur la souffrance en entreprise, le harcèlement moral, mais aussi la confiance et l’estime, certains sont devenus des “ best-sellers ”.
Derrière ces thèmes, intimement liés, se cachent la recherche d’une vie plus humaine et sereine, le souhait de relations riches et épanouissantes au travail, et surtout cette quête propre à chaque être humain qui concerne la reconnaissance, l’affection et l’amour
(1) .
Longtemps regardée comme une hérésie dans le monde des affaires et de l’entreprise, parce que l’on croyait ces valeurs antinomiques avec la rentabilité, la croissance et surtout le statut “ viril ” de l’univers économique marqué depuis la première révolution industrielle par le sceau du paternalisme, de la “ phallogocratie ”
(2) et des stratégies militaires, cette disposition propre à la nature humaine refait surface aujourd’hui, signe espéré de la fin d’un système productiviste et uniquement matérialiste.
Désormais considérée comme une valeur clé du développement personnel et du bien-être, l'estime de soi pourrait devenir une condition nécessaire au développement de l’entreprise et à son devenir.
Concrètement, comment pourrait-on faire de “ l’estime dans l’entreprise ” un réel atout pour l’organisation ? Comment induire, favoriser, accompagner les transformations qui en découlent, pour les acteurs eux-mêmes et pour leurs relations au sein de l’entreprise ?
.
1. les attitudes qui empêchent l’inventivité
Sans établir une liste exhaustive de toutes les causes, ou défenses, qui pourraient bloquer les processus de transformation et de créativité dans une entreprise, en voici quelques-unes :
-
l’inhibition : j’ai une idée (peut-être très valable), je n’ose pas la mettre en œuvre
-
l’image :
si je propose telle initiative, que va-t-on penser ou dire de moi ?
-
l’obsession :
tenir au connu par peur de l’inconnu et s’enfoncer dans le répétitif
-
l’évitement : refuser une discussion, une tâche par peur de ne pas être à la hauteur
-
la soumission : conservatisme, soumission à la hiérarchie, aux conventions
-
le repli :
timidité, crainte de l’agressivité, de l’expansionnisme ou de l’abus de position dominante des personnalités sans scrupule ou à fort tempérament
-
la répression : occulter ce qui semble inavouable en fonction d’une contrainte interne imaginaire ou d’une convention sociale
-
le non-dit :
lorsque ce qui est important est caché et tenu sous silence
-
l’interdit : quand la “ culture d’entreprise ” ou le culte de l’entreprise prohibe certaines pensées, certains mots, certains actes
-
l’inversion : donner pour vrai ce qui est faux, pour bon ce qui est mauvais, cynisme et dénigrement…
Ces mécanismes - dont certains peuvent, ponctuellement, aider un individu à dépasser une crise - lorsqu’ils s’installent et façonnent le fonctionnement d’un groupe, portent avec eux un risque de rigidification, de cloisonnement, de fermeture et de stagnation qui sont les principaux ennemis d’un groupe, partant d’une entreprise, parce qu’ils grèvent considérablement la capacité à respirer, à métaboliser et à innover
(3).
Voici une première vignette clinique qui montrera comment, dans le cas d’une jeune femme, a pu être opéré grâce au processus psychanalytique, le passage progressif d’une estimation de sa “ valeur ” à travers le regard des autres à une réelle estime de soi. Comment, aussi, du fait de ce changement de perspective sur soi-même, cette jeune cadre a pu se défaire d’anciens modes de comportement et de relation dans lesquels elle s’enlisait, pour en inventer d’autre, et devenir créatrice de sa propre vie.
Illustration clinique n°1
Mme V., jeune femme d’une trentaine d’années, travaille dans la filiale française d’un grand groupe international du secteur des hautes technologies. Elle est mère de deux jeunes enfants. Elle occupe le poste de directrice marketing, pour une offre de produits à la fois vers le grand public et vers les entreprises. Elle souhaite, selon ses termes, être “ coachée ”, pour “ évoluer dans sa vie professionnelle et être plus performante ”. Elle est appréciée par son entourage professionnel, mais dit devoir faire face à cinq types de difficultés :
-
Un manque chronique de confiance en elle et d’assurance face à ses collègues, notamment masculins.
-
Une impossibilité à s’organiser et à être à temps dans son travail : tout est toujours reporté ou bâclé au dernier moment avec une honte en retour, après coup.
-
Un sentiment d’incompétence : elle a été récemment promue et ne pense pas maîtriser suffisamment les techniques du marketing.
-
Une position de soumission, mi souriante mi agacée (à la fois acceptée et refusée) au directeur général de la filiale qui dirige dans la réalité le service marketing : elle ne peut pas prendre d’initiative.
-
Un désir profond de consacrer plus de temps à sa vie personnelle et familiale, qui entre en conflit avec une injonction surmoïque selon laquelle elle devrait “ s’accrocher ”, “ réussir à ce poste ” et “ prouver qu’elle peut y arriver ”.
L’accompagnement psychanalytique qui lui est proposé consiste en une psychothérapie analytique classique, sur son lieu de travail, à l’heure du déjeuner ou en début de soirée, à raison de deux séances par semaine. Elle en accepte le principe, même si cela ne correspond pas au coaching dont elle avait entendu parlé et qu’elle trouvait valorisant parce qu’il était “ à la mode ”. Ici, l’association libre est préconisée, la “ guérison ” des “ symptômes ” n’est pas cherchée directement, les thèmes ayant traits à la vie au travail sont privilégiés, du moins dans un premier temps, par la patiente, l’analyste ne donne pas de conseils et ne fixe pas d’objectifs.
Les premiers mois, Mme V. parle sans cesse de façon décousue, sans savoir vraiment elle-même ce qu’elle cherche, ce qui la tracasse vraiment. Son discours est comme préfabriqué, très impersonnel et convenu. Elle minaude un peu, cherche à plaire à l’analyste, se plaint sans trop oser. Elle dit peu à peu qu’elle est soulagée de pouvoir parler régulièrement à quelqu’un qui l’écoute enfin. Elle va alors commencer à parler de son mari qu’elle admire et par rapport auquel elle se sent “ complexée ”. Elle parviendra à exprimer du ressentiment face à ses collègues masculins qu’elle trouve “ machistes ”, et “ misogynes ” pour certains. Les mois passent. Son flot de paroles est moins nerveux, des moments de silence apaisé prennent place naturellement. Elle parle beaucoup de ses enfants et du plaisir qu’elle a à être avec eux. Son allure vestimentaire change peu à peu, elle cherche moins à “ ressembler à une poupée Barbie, parfaite à l’extérieur et tellement tourmentée et angoissée à l’intérieur ”. Ses relations avec son patron changent d’orientation, elle peut tenir sa position quand elle la croit fondée. Elle perd moins de temps en “ bavardage inutile ” et en “ récrimination ” avec ses collègues féminines. Elle dit se sentir mieux. Elle commence à prendre du temps vraiment pour elle, y compris parfois, durant les heures de travail. Elle pratique la gymnastique aquatique, se fait masser régulièrement en institut, dit qu’elle a retrouvé son corps et le plaisir d’être “ bien dans sa peau ”. Sa sexualité, jusqu’alors rare et peu satisfaisante à ses yeux, semble s'épanouir. Elle dit être heureuse de sa vie. Une phase d’interrogations apparaît : elle veut arrêter l’accompagnement “ parce que maintenant ça va ”, en même temps elle sent qu’elle a encore le souhait d’aborder des aspects intimes de son histoire. Elle commence à parler plus volontiers de son enfance, même si c’est de façon superficielle, puisque le dispositif, dans ce cas de figure, ne favorise pas une exploration profonde de l’inconscient. Les mois passent, Mme V. arrive à s’exprimer en public sans “ éprouver trop de stress ” et “ sans perdre ses mots ”. Elle parle de plus en plus d’un projet personnel auquel elle tient et qui prend forme dans son discours. Elle finira par négocier un licenciement au moment d’une nouvelle grossesse qui “ dérangeait ” son employeur. Malgré les tensions et les déceptions qu’engendre la procédure de licenciement, elle se dit heureuse de partir. Elle aurait simplement souhaité être reconnue et remerciée avant son départ, ce qui ne semble pas avoir été le cas. L’amertume ne dure pas, laisse place à un sentiment de liberté et de légèreté lié aux nouveaux horizons qu’elle voit “ s’ouvrir devant elle ”. L’accompagnement prend fin avec son départ de l’entreprise. Un appel téléphonique quelques temps après la naissance de son troisième enfant lui permet d’annoncer la mise en œuvre du projet qui lui tenait à cœur.
.
2. l’estime, un facteur clé qui favorise l’inventivité
Ce que l’on propose ici pour une personne peut se vérifier également pour le groupe. Ce sont les modalités diffèrent.
Ainsi, par exemple, l’entreprise dépressive n’est pas une fatalité, pour peu que ses acteurs choisissent de sortir du cercle défavorable de la dévalorisation, du dénigrement et du regard négatif qu’elle porte sur elle-même.
Une entreprise qui connaît sa juste valeur, ses forces, ses faiblesses, entre ainsi dans le cercle fécond de l’estime et trouve plus facilement, plus rapidement, des solutions aux questions qui, du fait de la concurrence et des interactions sur son marché, ne manquent pas de surgir. Plus encore, elle est à même d’anticiper certaines évolutions qu’elle sent se dessiner ou qu’elle souhaite induire en accord avec sa vision du monde (sa mythologie)
(4).
.
3. construire le socle de “ l’estime d’entreprise ”
L’estime est le regard porteur (5) qu’un être, ou un groupe, pose sur soi-même. Ce regard est positif, optimiste comme dans l’acception commune d’expressions telles “ estimer quelqu’un ” ou “ s’estimer ”.
D’après Christophe André et François Lelord (6) , l’estime se construit sur une base triple :
-
l’amour :
s’aimer soi-même, être apprécié, aimer son entreprise, se sentir reconnu par elle, être dans une disposition d’amitié vis à vis des autres et du monde…
-
la vision :
avoir une image positive de soi, de son service, de son entreprise, de sa marque, de son environnement, de ce que l’on peut y apporter…
-
la confiance :
croire en ses convictions, en ses capacités et en son avenir, en ceux de son équipe et de son entreprise…
La confiance est probablement un sentiment fondateur : c’est elle qui va permettre d’oser, de se risquer, de chercher, et même lorsque ce sera possible ou nécessaire, de se lancer dans l’action.
Au reste, bénéficier d’un lieu, d’une personne, de moments (protégés par le secret) pour pouvoir exprimer franchement les ressentis négatifs sur soi-même, son travail, ses collègues permettra aussi de ne pas s’enfoncer dans une spirale négative et stérilisante.
.
4. quels sont les bénéfices de l’estime d’entreprise ?
Les conséquences positives de l’estime de soi, en dehors d’une plus grande capacité à créer du neuf, sont nombreuses, en voici quelques-unes importantes pour l’entreprise :
-
un meilleur discernement :
faire la part des choses entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l’autre, ce qui vient de l’entreprise et ce qui vient du marché, ce qui concerne un comportement ponctuel et ce qui concerne une identité profonde ;
-
une moindre confusion :
par exemple, le lancement décevant d’un nouveau produit ne signifie pas que l’entreprise est mauvaise et ses membres des incapables ; de même, les singularités de chacun vont pouvoir s’exprimer sans être étouffées ou nivelées par peur de la différence
(7) ;
-
une plus grande indépendance :
moins se sentir sous le couperet du regard ou du jugement des autres (des collègues, mais aussi des consommateurs, des concurrents, du marché) pour proposer une idée, lancer une initiative, mettre en œuvre un projet ;
-
la fin de la fusion, qui lie l’initiative personnelle à l’assentiment d’autrui
-
un peu plus de détachement et d’humour :
relativiser ses conflits internes et ses échecs est vital pour qu’une équipe puisse repartir sereine et confiante dans l’avenir ;
-
une plus forte audace :
plutôt que de refaire ce qui a déjà été fait, ce que le marché “ attendrait ”, oser une façon nouvelle de voir, de consommer, de penser…
-
une meilleure communication :
du moment où les émotions, le ressenti, les convictions de chacun sont acceptés, et même valorisés, la communication (interne dans un premier temps) est plus libre, plus riche
.
5. quels sont les principaux freins à l’estime d’entreprise et à la transformation ?
Si l’on considère, ce que l’on constate tous les jours autant pour les individus que pour les entreprises, que l’estime de soi est la base d’une attitude féconde, ouverte et créative face à la vie, on peut aller jusqu’à affirmer que les facteurs qui favorisent l’estime de soi favorisent aussi l’innovation.
A contrario, voici certaines attitudes qui grèvent les chances d’estime :
-
le perfectionnisme : la peur de l’imperfection, la recherche de toujours bien faire ou de toujours faire mieux
-
l’excès de contraintes :
tous les pessimismes “ ce n’est pas possible ”, “ nous n’y arriverons jamais ”, “ cela coûte trop cher ” , “ untel n’acceptera jamais ”…
-
les a priori et les préjugés : croire, se persuader que l’on sait les choses d’avance
-
le fatalisme : tout est déjà écrit, ce qui est arrivé devait arriver
-
la plainte et la destructivité : faire porter à l’environnement la responsabilité de ce qui n’aboutit pas, ou ne change pas, ou ne s’inscrit pas dans l’action, voir tout en noir, décourager ou miner l’enthousiasme d’autrui
-
les idéaux et les idéologies :
la créativité
(8) naît du rêve, elle surprend toujours, sort des chemins battus, des idéaux préexistants et des idéologies toutes faites ; de même, l’estime part de soi, de l’entreprise, du concret, du réel (souvent moins formidable qu’on pouvait l’espérer)
-
les modèles : aucune personne et aucune entreprise ne pourra jamais correspondre complètement à un modèle, aussi fin et complexe soit-il ; lorsque l’on donne le prima au modèle, il y a souffrance à cause du décalage entre ce que l’on vise et ce que l’on est, et dépréciation de soi-même, de son entreprise ou de sa marque ; il est plus constructif de sortir des cadres rassurants et d’avoir foi en ses intuitions…
La courte vignette qui suit interroge les événements et les liens fondateurs d’une entreprise, d’une aventure autant économique qu’amicale. Lorsque l’estime ou la confiance sont puisées au creuset d’une relation fortement affective et que cette relation change du fait des aléas de la vie, d’importantes transformations sont nécessaires pour chacun des protagonistes, transformations qui peuvent déboucher sur des changements de vie ou de travail assez significatifs. Ce centrer sur son désir aura permis au jeune homme dont il est ici question de garder confiance en lui et en ses ressentis pour continuer à entreprendre.
Illustration clinique n° 2
Deux jeunes hommes, très proches, amis du temps de leurs études en histoire de l’art, décident de créer une agence de voyages spécialisée dans les séjours culturels en Europe. Aimant les longues discutions sur l’évolution de la société, les soirées “ autour d’un verre ” ou “ au coin du feu ”, ils passent leur temps en “ se laissant vivre ” et semblent heureux ainsi. La réussite n’est pas au rendez-vous, tout au moins en ce qui concerne la profitabilité de leur toute petite entreprise. Vient le temps du mariage, pour l’un et pour l’autre, à quelques mois près. La naissance d’enfants pour l’un, pas encore pour l’autre, mais la trentaine arrivée, la volonté de “ réussir ” socialement, de montrer que “ l’on n’est pas rien ”, de “ prouver que l’on est capable ”. Prouver à qui ? Les épouses, les enfants lorsqu’ils seront grands, pour qu’ils puissent “ être fiers de leurs pères ”, les parents, les amis, les concurrents… Développement de certains projets, souvent très ambitieux qui n’aboutiront pas. L’agence s’endette. Arrive le moment délicat où il semble nécessaire de “ briser le rêve de rester toujours à deux ” : pour sortir de l’impasse, une nouvelle personne est embauchée, ayant des compétences en gestion. L’entreprise se structure, son chiffre d’affaire progresse, sa rentabilité devient positive. Une communication est mise en place : de nouveaux clients arrivent, deviennent réguliers dans leurs achats de séjours. L’agence embauche : “ des hommes uniquement, pour se différencier des concurrents dans un secteur où il y a beaucoup de femmes ” (souvent qualifiées de “ pétasses”).
La gémellité imaginaire persiste. La folie des grandeurs (re)prend l’un des associés, sa consommation exagérée d’alcool aussi. L’autre associé est de plus en plus angoissé comme s’il “ n’arrivait pas à accepter cette réussite ”, qu’il “ sait fragile ”. Il se sent “ vidé de sa substance ”. C’est à ce moment précis, dans un tel contexte, raconté et explicité au cours des premières séances, que cet homme fait une demande d’accompagnement. Par discrétion, et pour en rester à l’entreprise, l’immense chemin personnel parcouru en quelques années ne sera pas mentionné ici. “ Frère de lait ” du directeur général qui s’était autoproclamé patron, il pourra peu à peu se débarrasser d’un sentiment constant d’infériorité et de dette qui le mettait en position passive et soumise à son “ alter ego ”, relation où en fait n’existait ni altérité et ni égalité. Prenant alors son indépendance dans le cadre de la même activité, il arrive peu à peu à développer des circuits et des séjours culturels “ plus artistiques ” et “ originaux ” en accord avec ses goûts et ses compétences. Un “ drame ” à l’intérieur de l’équipe va dénouer les derniers liens d’emprise qui “ enfermaient ” cet homme poète et candide, vivant dans la crainte de déplaire et de ne pas “ faire ce qu’il faut ”. L’un des employés, jeune homme de 27 ans, découvre - au sens de (se) révéler – son “ homosexualité ”. Sans battage, mais sans honte et sans gêne, il parle à ses collègues les plus proches de “ l’homme qu’il aime ”. Bombe à retardement, cette réalité confronte chacun à ses désirs, latents et manifestes, et à ses choix. Le “ patron ” est d’une humeur noire, sombre dans l’alcoolisme, ne travaille plus, arrive hagard au bureau. Un tempérament maniaco-dépressif se révèle. Durant les phases maniaques, il proférera tour à tour des injures homophobes violentes et des blagues graveleuses sur les pratiques homosexuelles, tout en continuant à mépriser les femmes et à les déprécier. Dans les phases dépressives, il se mettra à longer les murs, s’enfermer dans son bureau, ne plus vouloir voir personne, raconter à l’envi des rêves au cours desquels il est “ écrasé par une femme énorme ”. Il se débrouille pour déstabiliser le jeune homme, qui jusqu’alors avait eu droit à “ ses faveurs ”, le pousse à la faute et le licencie brutalement. Après un bref épisode de calme, il fait une nouvelle décompensation qui le conduira en hôpital psychiatrique. De son côté, le manager “ accompagné ”, sous le choc, augmente durant ce passage difficile le nombre de séances hebdomadaires. Précaution qui se révélera utile, les séances avaient lieu au cabinet de l’analyste. Le patient est comme transi, interdit, mais semble pouvoir protéger, en lui-même, ses forces vives.
Relevé de cette “ amitié cannibale ” qui le “ ligotait ”, l’associé dont il est question ici quitte l’agence qui périclite, crée une autre entreprise dans le domaine de la création de spectacles et de visites guidées. Son affaire se “ développe sainement ” et il se dit heureux. Son mode d’animation de la nouvelle équipe, mixte, semble souple et valorisante pour celles et ceux qui l’entourent. On lui reconnaît un grand sens de l’écoute. Il entreprend alors une psychanalyse, au sens strict.
.
6. l’estime d’entreprise se pratique et se cultive
Cette “ pratique ” de l’estime est plutôt une fréquentation de ce (ceux) que l’on aime, qu’une discipline. En effet, la volonté (l’appareil cognitif) ne peut rien sur nos émotions, nos sensations, notre histoire, nos désirs. De fait, il convient plus de trouver peu à peu pour soi-même, pour le groupe, pour la marque une attitude juste et appropriée qui nourrisse le quotidien. Jacques Salomé, devenu célèbre pour avoir cru en sa vision d'une amélioration des relations humaines, propose une “ hygiène ” de communication inséparable de l’épanouissement et du plaisir. L’idée centrale de cette hygiène est la suivante : lorsque je parle, je parle de moi ; lorsque j’écoute, je laisse l’autre parler de lui/elle.
Ce qui assure d’ailleurs de sortir de processus “ pervers ”, fréquemment à l’œuvre dans tout groupe
(9) qui consistent à parler de l’autre et surtout à parler pour l’autre (à sa place), en sa présence ou en son absence.
Dans cet ordre d’idée, nous proposons plusieurs pistes à explorer en fonction des goûts et des dispositions. Il ne s’agit pas forcément d’exercice ou de “ gymnastique ”, il s’agit encore une fois d’aptitude et d’attitude (intérieure : envers soi, et extérieure : envers les autres), d’attitude juste, personnalisée, singulière. Le repère est un certain goût : légèreté, douceur, énergie, conviction, sérénité, détente, recul, présence…
-
se lancer : plonger pour le plaisir de sauter dans l’eau et pas tant pour la forme du plongeon (faire sans chercher à bien faire)
-
s’exprimer :
dire ce que l’on pense, ce que l’on ressent, ce qui tient à cœur, ce que l’on croit, ce que l’on souhaite sans accorder trop d’importance aux réactions ou désaccords que cela peut faire naître
-
se respecter :
dire oui à ce que l’on désire et non à ce qui est contraire à ses idées, sa philosophie de vie, ses possibilités humaines, être fidèle à soi-même, exact avec soi-même, et dans la même disposition face aux autres
-
s’écouter :
le corps parle souvent à son insu, souvent aussi à défaut de savoir dire, il est particulièrement bénéfique d’être sensible à ses messages et ses signaux (enthousiasme, excitation, plaisir, déplaisir, déprime, peur, tristesse, inconfort…), cela permet de s’ajuster plus finement à son environnement et d’affirmer ses convictions lorsque c’est opportun
-
s’accepter :
les “ super-women ” et “ super-men ” n’existent que dans les films, les livres, les publicités… et nos fantasmes ; la réalité est plus simple et plus prosaïque, nous avons tous (individus, marques et entreprises) nos limites, nos faiblesses, notre part d’ombre ; ce n’est qu’en acceptant la fragilité comme signe de l’humain que nous pouvons avancer confiant dans notre goût de vivre et nos réserves de créativité
-
s’ouvrir : à soi, à l’autre, à son environnement, à la rencontre, à l’échange, à l’amitié, à l’amour…
-
s’oser : personne, jamais, en fait, n’a autorité pour dire que ce que vous êtes, pensez, ou faites, n’est pas valable, n’est pas bon, n’est pas bien (seules les lois fondamentales disent les interdits valables pour tous) ; cette perspective ouvre à chaque être, à chaque marque, à chaque entreprise un champ très vaste de possibles…
Ainsi, tout le propos qui précède, même s’il semble s’adresser directement à l’individu, concerne aussi le groupe, l’organisation et la concernera de plus en plus.
L’innovation ne touche pas seulement le produit ou le service, mais aussi l’invention permanente de nouvelles façons d’être, de faire, de dire et de vivre, notamment dans les relations dans l’entreprise, ou entre une marque et ses client(e)s.
L’amour de soi, de sa marque, de son entreprise n’est pas un défaut
(10).
Si Narcisse se noie dans l’étang où il se contemple, c’est dans son image qu’il se perd, de ne pas avoir su s’aimer (ne pas avoir été aimé) suffisamment pour se relever, se tourner vers le monde et être fécond. S’est de n’avoir pas été vu, de ne pas avoir été regardé par sa mère, qui l’a façonné comme un objet, inerte et voué à la mort.
Ce dont chacun, et chaque entreprise, manque le plus, ce n’est pas de protections, d’alibis, de prétextes, de modèles, de croyances, d’interdits, ni même d’idées et de savoir-faire, mais de cette énergie vitale, que les Grecs ont nommée Eros, force de vie, qui dans la sphère publique revêt le nom d’Agapé, forme que prend l’amour en dehors des alcôves, mais qui garde la même vigueur, le même mystère et le même mouvement vers l’avenir.
L’amour, comme le courage, dit-on, viennent du “ cœur ”. Or pour le Tao, “ le courage est la foi dans la validité de sa réalité intérieure comme une force pour agir dans le monde ”.
C’est peut-être la seule phrase à retenir, et à tenter de mettre en œuvre…
Saverio Tomasella (juillet
2002)
Psychanalyste
Notes : | HAUT
|
1. Une idéologie parisianocentrée tenterait de faire régner une certaine forme de nihilisme, un cynisme méprisant les besoins d’amour de l‘être humain. Nous préférons poursuivre le chemin de psychanalystes tels Ferenczi, Balint, Winnicott, Searles, Pontalis, McDougall, Kristeva, Tisseron et d’autres, qui après Freud, n’ont pas eu peur de parler de sentiments et de leur importance dans la vie des humains.
2.
Pour reprendre le terme heureux de Jacques Derrida, pour lequel la pensée occidentale, jusqu’à nos jours est restée “ centrée ” autour du masculin et de la figure dominante de l’homme social (gouvernant, guerrier, fabriquant, si l’on reprend les trois niveaux proposés par Georges Dumézil pour toutes les sociétés et civilisations indo-européennes). On pourra lire également l’ouvrage de Georges Mosse, “ L’image de l’homme, l’invention de la virilité moderne ”, Paris, éditions Abbeville, 1997.
3. Cf. S. Tomasella, Les phénomènes de groupe, “ Vers une psychanalyse de la marque et de ses expressions ”, thèse de Doctorat, UNSA, Nice, 2002.
4. Pour ce qui est de la mythologie d’une entreprise ou d’une marque, on se reportera à notre thèse “ Vers une psychanalyse de la marque et de ses expressions ”, I.A.E. de Nice, 2002.
5.
Le verbe substantivé “ porter ” (portage) que l’on retrouve dans l’adjectif “ porteur ” rejoint la clinique de Winnicott et des praticien(ne)s qui s’inspirent de lui. Le “ holding ” du nourrisson, nécessaire à son développement affectif, est un élément constitutif de l’estime de soi : l’enfant mal, ou trop peu, porté aura moins confiance en soi. Solange Nobécourt ne dit pas autre chose quand elle affirme que le mélancolique est un enfant qui n’a pas été regardé par sa mère (ou par son père).
6.
Christophe André et François Lelord, “ L’estime de soi ”, Odile Jacob,1999.
7. Cf. “ Les phénomènes de groupes ”, article cité.
8.
Cf. S. Tomasella, “ Vers la créativité ”, IPM, 2001.
9.
Cf. “ Les phénomènes de groupes ”, article cité.
10.
Cf. Serge Tisseron, “ L’intimité surexposée ”, Ramsay, 2001.
...
|